Monsieur Hermann, concentrons-nous d'abord sur les données fondamentales concernant la Chine. La république caractérise elle-même son modèle économique « d’économie de marché socialiste ». Mais on pourrait aussi qualifier le modèle de capitalisme étatique. D’où vient ce terme et s'agit-il d’une économie planifiée?
Markus Herrmann: L’expression d’économie de marché socialiste a été introduite en 1992 par Hiang Zermin lors du 14e congrès national du parti communiste de Chine. Ce fut le concept qui remplaça l’économie de marché pratiquée jusqu’à la fin des années 70 : la troisième assemblée plénière du 11e comité central tira un trait en décembre 1978 sur l’ère Mao Zedong, fit de Deng Xiaoping le nouveau chef du parti et lança la politique d’ouverture et de réforme. Dans l’économie de marché socialiste, le parti conserve la direction et le développement économique est intégré au niveau idéologique : officiellement, la Chine se trouve encore dans une phase précoce du socialisme.
Quels sont les principaux contenus pour les Européens ?
Cette économie socialiste n'est certes plus planifiée en détail comme autrefois, mais l’État continue de structurer activement le développement économique et social - par exemple par le biais d’un grand nombre de plans quinquennaux centraux et locaux. La politique industrielle, en tant que développement technologique et innovation dirigée, joue un rôle important étant donné que la Chine s’est lancée depuis des décennies dans une course de rattrapage vis-à -vis de l’Occident en ce qui concerne la science, la technologie et l’innovation. Mais cela n’exclut pas le fait que le gouvernement chinois applique aussi des réformes axées sur le marché. Dorénavant, elle prend par exemple de sérieuses mesures anti-monopoles en rapport avec les entreprises technologiques et informatiques dominantes pour encourager la concurrence, et taille ses propres entreprises étatiques sur les pratiques de management du secteur privé en vue d’une meilleure efficience.
La politique et l’économie actuelles de la Chine sont empreintes de la mise en œuvre du 14e plan quinquennal. Quelle est son importance pour le commerce extérieur ?
Le 14e plan quinquennal au contenu très approfondi a été fixé en mars 2021 et traite avec ses 65 chapitres pratiquement tous les domaines de la politique économique et sociale de la Chine. Comme le 14e plan quinquennal parle pour la première fois de manière si claire et explicite d’objectifs d’autarcie suite aux interruptions des chaînes d’approvisionnement durant la pandémie de Covid ainsi qu’au conflit géopolitique persistant avec les USA, plusieurs prétendent que la Chine veut se couper économiquement du monde extérieur. Mais ce n'est clairement pas le cas.
Dans quelle mesure ?
Le 14e plan quinquennal vise certes à rendre l’économie de la Chine plus indépendante face aux marchés internationaux et à orienter davantage la croissance sur la consommation intérieure - conformément au nouveau concept de « circulation duale ». Mais en même temps, le plan prévoit une politique d’économie extérieure active à plusieurs niveaux. Pour commencer, la Chine veut avec la conclusion du partenariat régional économique global (RCEP), une zone de libre-échange avec15 États dans la région Pacifique-Asie, faire avancer l’intégration économique de cette région et consolider la position centrale de la Chine dans les chaînes d’approvisionnement et les réseaux de production régionaux. Deuxièmement, le plan prévoit aussi d’étendre le reste du réseau de libre-échange de la Chine. Troisièmement, la Chine fait des efforts pour rendre les chaînes d’approvisionnement « plus stables et plus sûres » en particulier en collaborant plus avec les partenaires de l’initiative de la nouvelle route de la soie. Quatrièmement, le président Xi Jinping avait fixé l’objectif imagé de faire de la Chine un « grand champ de gravité » qui devait attirer le capital, les talents et la technologie de l’étranger et inciter les activités commerciales locales.
Quel effet a selon vous l'accord RCEP sur l’industrie MEM suisse dans le marché chinois ?
Les effets de croissance attendus à court terme suite à la suppression des droits de douane vont aussi profiter au commerce en Chine des entreprises suisses. En outre, les effets négatifs sur la concurrence de l'accord, avant tout de celui du RCEP, la suppression des droits de douane entre le Japon et la Chine, sont négligeables pour les entreprises suisses, puisque, en comparaison directe avec l’accord de libre-échange Suisse-Chine, elles profitent déjà aujourd’hui de taxes moins élevées. Par contre, les répercussions qu’aura la régionalisation du commerce dans la zone Pacifique-Asie sur les exportations suisses ou le commerce suisse en Chine ne sont pas encore claires.
Qu'en est-il actuellement de l’initiative de la nouvelle route de la soie ?
L’initiative de la nouvelle route de la soie a clairement perdu de son importance dans la rhétorique chinoise. Les raisons en sont le scepticisme constant des États industriels, la critique croissante et les négociations consécutives à cause des difficultés de paiement dans les pays importateurs, ainsi que la priorité au niveau des dépenses pour le développement intérieur de la Chine, y compris la nouvelle initiative visant à accélérer la mise en place de l’infrastructure numérique. De manière générale, on constate un accent géographique plus fort de l’initiative de la nouvelle route de la soie sur l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est ANASE et on donne la priorité thématique à la coopération dans le domaine de la santé et de la « route de la soie numérique ».
Au cours des derniers mois, les tensions géopolitiques entre les USA et la Chine ne sont pas passées inaperçues, ni celles entre l’UE et la Chine.
L’administration Biden poursuit sur la voie que Trump avait empruntée avec la Chine et continue à faire pression sur les entreprises technologiques chinoises au moyen de sanctions. Le bras de fer entre les hauts fonctionnaires américains et chinois en Alaska en mars 2021, ainsi que les premières déclarations du président Biden dissipent tous les doutes sur le fait que le conflit continuera à s’envenimer. Actuellement, les relations UE-Chine sont aussi en mauvaise posture après une escalade des sanctions en rapport avec la violation des droits de l’homme à Xinjiang.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’industrie MEM suisse ?
Jusqu’à présent, les entreprises suisses sont avant tout concernées par les augmentations des droits de douane sur les flux commerciaux entre les USA et la Chine. Par ailleurs, une collaboration transatlantique plus étroite contre la Chine implique que les États européens prennent aussi des mesures plus sévères vis-à -vis de la Chine. Même si seulement 22 % des entreprises Swissmem interrogées voient leur commerce concrètement entravé par le conflit technologique et commercial, les constructeurs de machines suisses se voient à l'avenir contraints de se décider entre les marchés « occidentaux » et le marché chinois ou tout au moins de limiter l’échange entre les deux marchés.
Venons-en à l'aspect que traite cette année le Symposium de Swissmem : le decoupling. Quels aspects essentiels pouvez-vous identifier ici ?
Le decoupling signifie la séparation conçue politiquement ou le découplage d’une économie mondiale auparavant globalisée. Nous observons cinq niveaux principaux dans lesquels le découplage s’accomplit en particulier à cause du conflit entre les USA et la Chine : dans l’objectif géo-économique chinois de la régionalisation dans la zone Pacifique-Asie, dans la cybersouveraineté en particulier pour le transfert des données au-delà de la frontière, dans les mesures d’autarcie, c’est-à -dire la politique industrielle pour les technologies critiques, dans les instruments de politique commerciale tels que les contrôles des exportations et des importations, ainsi que dans la fixation de normes techniques. Il est clair qu’au-delà des facteurs géopolitiques, des forces agissent comme par exemple le « nearshoring » de biens médicinaux critiques suite aux expériences faites durant la pandémie ou les tendances plus protectionnistes en général dans le monde.
À propos cybersouveraineté : de quoi faut-il tenir compte dans le transfert de données avec la Chine dans une période où le cloud en regard de la numérisation des processus devient toujours plus important ?
Depuis la loi sur la cybersécurité de 2017, la Chine a édicté un grand nombre de directives concrètes pour la cybersécurité. L’important est que le respect des prescriptions européennes ou internationales - par exemple le RGPD - ne suffise pas directement pour la conformité avec les règles chinoises. En particulier les nouvelles réglementations du transfert de données personnelles au-delà de la frontière pourraient être très contraignantes selon la loi sur la protection des données pour les PME publiée récemment. Les entreprises sont tenues de procéder à une propre évaluation des risques pour le transfert des données à l’étranger, de justifier la nécessité du transfert de données et dans certaines conditions, de demander une approbation aux autorités.
Comment devons-nous prendre le fait que la Chine intensifie de manière générale ses mesures d’autarcie ?
Actuellement, les mesures d’autarcie augmentent dans les trois grandes puissances commerciales - en Chine, aux USA et dans l’UE - et chacun analyse les dépendances critiques au niveau des importations. Un exemple : récemment, l’UE a constaté « des dépendances importantes » dans le domaine du cloud ou des semi-conducteurs. Par ailleurs, la sensibilité pour la nécessité de plus d’autarcie dans le gouvernement chinois est encore plus présente parce qu'il est convaincu que le gouvernement américain fera tout ce qui est en son pouvoir pour entraver le développement économique et technologique de la Chine. Les mesures qui rendent opérationnels les efforts chinois vers l'autarcie comprennent une politique industrielle axée sur les technologies de « goulet d’étranglement », un nouveau régime de contrôle des exportations, des participations et reprises d’entreprises à l’étranger ainsi que la promotion économique et l’incitation pour l’implantation d’entreprises étrangères dans les secteurs technologiques désirés.
Qu'est-ce que cela signifie pour les entreprises suisses en Chine ?
Dans des industries concrètes et à court terme, les efforts d’autarcie en Chine semblent en premier lieu représenter des opportunités commerciales pour les entreprises spécialisées suisses. Toutefois, on ne sait pas comment cela va évoluer à moyen et long terme. La question du « level-playing field », soit du terrain de jeu identique pour tous, devient toujours plus importante si l'avance technologique factuelle des entreprises occidentales fond. C'est un scénario très réaliste parce que par exemple environ 60% des entreprises interrogées voient leur avance technologique énormément régresser jusqu'en 2025.
La Chine développe ses propres standards industriels. Qu’est-ce que cela signifie pour les entreprises suisses ?
La Chine utilise des standards industriels non seulement pour stimuler la qualité et le progrès technologique de ses propres industries, mais aussi comme instrument de politique industrielle pour soutenir les entreprises nationales. Selon des statistiques officielles des autorités de normalisation chinoises, environ deux tiers des standards chinois diffèrent des standards internationaux. Ce qui a des répercussions négatives sur les entreprises suisses. 30% des entreprises membres de Swissmem interrogées y voient un désavantage au niveau de la concurrence. Il ne faut toutefois pas négliger le fait qu’il y a toujours plus de canaux comme les associations industrielles chinoises qui s’ouvrent par lesquels des entreprises étrangères peuvent participer aux processus de standardisation.
Le Conseil fédéral a récemment redéfini sa stratégie envers la Chine. Que faut-il savoir ?
La nouvelle stratégie envers la Chine essaie de poursuivre son approche d’une politique indépendante face à la Chine aussi sous le signe de la formation de blocs et de tensions géopolitiques. Elle souhaite accroître la coordination et la cohérence parmi les acteurs suisses avec une approche « whole of Switzerland ». Les thèmes critiques tels que les droits de l’homme, Hongkong, la répression des minorités ou les tendances autoritaires sont abordés dans l'analyse de la situation. En matière de politique économique, sont au premier plan la revendication de la Suisse d’un accès au marché non discriminatoire, d’une meilleure protection de la propriété intellectuelle ainsi que d’un approfondissement de l'accord sur le libre-échange.
Quelles répercussions le débat sur les droits de l’homme aura-t-il sur notre relation avec la Chine ?
Les questions des droits de l’homme ont un énorme poids dans les activités parlementaires sur la Chine. Après les sanctions déjà mentionnées de l’UE contre les politiciens chinois dans la région Xinjiang suite à la violation des droits de l’homme, il reste à savoir si le Conseil fédéral veut reprendre ces sanctions. La mise en œuvre de la politique de la Chine sera toujours confrontée avec le fait de faire la part des choses entre les intérêts économiques et normatifs. Dans tous les cas, la pression augmente sur la Suisse pour qu’elle s’harmonise si possible avec les positions de l’UE, parce que la Suisse veut conserver sa crédibilité au sein de la communauté des valeurs européenne.
Comment résumeriez-vous la situation en rapport avec le marché chinois ?
On voit clairement une situation ambivalente avec une importance économique et stratégique croissante et une attractivité du marché chinois bien que les défis politiques et régulatoires augmentent.